Tout a commencé avec un coup de fil, à quelques semaines de l’inauguration de l’ADI DESIGN MUSEUM et de LOM – Locanda Officina Monumentale, siège de notre atelier milanais dédié à la recherche sur la durabilité et sur le design des relations.
Rencontrer Andrea Cancellato – directeur de l’ADI Design Museum et actuel Président de Federculture, membre du Steering Committee de Human City Design Award de Seoul – a été pour le moins révélateur.
Durant sa longue et riche carrière dans le secteur – directeur général de la Triennale de Milano, PDG de Material ConneXion Milan, administrateur délégué du CLAC pour ne citer que quelques-unes des charges prestigieuses qu’il a recouvertes dans ces dernières années – nous avions eu l’honneur de le rencontrer et de nous confronter déjà d’autres fois.
Mais cette discussion a été révélatrice.
Sans doute parce qu’elle marque un nouveau début pour le design et l’artisanat, peut-être parce que Andrea Cancellato ne peut que nous apporter quelque chose… nous trouvons en effet que sa connaissance du futur de Design est extrêmement intéressante et stimulante.
Notre idée était de connaitre de près une réalité incroyable comme celle que Andrea Cancellato est en train de mettre en évidence à l’ADI, mais la discussion entre Cancellato et notre PDG è bien vite devenue quelque chose de plus.
Nous avons donc décidé – avec l’autorisation de l’intéressé – de la raconter, parce qu’elle en vaut vraiment la peine.
Filippo Berto: Andrea, merci pour ta disponibilité, nous l’apprécions vraiment beaucoup. Je pars du noyau de la question, au moins selon nous: l’artisanat.
Pour moi l’avis du directeur de l’ADI Museum est trop important, donc je te demande: quelle est la place de l’artisanat dans le cadre du design?
Andrea Cancellato: Je crois que l’ADI Design Museum est un hymne à l’artisanat italien.
Dans son cadre sont principalement présentés les objets qui ont reçu un prix, avec un plus petit nombre de recherches et d’activités de la pensée, essentiellement c’est un musée composé d’objets. Ceci parce que le design italien est le premier au monde, en particulier pour ce qui est du design artisanal.
Pour “faire des choses” nous sommes le numéro un, tandis qu’en ce qui concerne les technologies de l’information et les services liés au design, il y a une compétition internationale beaucoup plus importante.
Le Musée du Compas d’Or démontre pratiquement que le “design du faire” n’est pas seulement le fruit de la créativité du concepteur, mais le fruit du croisement de plusieurs compétences, qui traversent la filière de la réalisation d’un projet et d’un objet. C’est l’élément clé.
Nous avons tenu à cet aspect dès le premier jour, quand nous avons pensé à notre musée. Disons que le musée, de ce point de vue, est le miroir de la qualité du Design Italien.
FB: Artisanat et Compas d’Or, quel rapport y a-t-il entre les deux?
AC: Un rapport de grande évidence et osmose.
Le Compas d’Or nait d’une idée de Gio Ponti pour la Rinascente. L’intention de la Rinascente était de récompenser ses meilleurs fournisseurs d’objets mis en vente du public.
C’est durant la période de la grande transformation industrielle, pendant laquelle l’industrie de guerre se transforme en industrie légère, productrice de choses au service du boom économique italien et de la croissance exponentielle de la population italienne.
Il n’y a plus les morts de la guerre, il y a les nouveau-nés de l’euphorie de l’après-guerre, le pays croît de façon tumultueuse et va carrément en surproduction par rapport à ses nécessités (parce que c’était à la base un pays, ayant perdu la guerre).
La surproduction impose la qualité – pour attirer d’autres marchés au niveau international – et c’est là que le design exprime sa grande force.
On assiste donc à la complète transformation de l’industrie italienne au service du Made in Italy.
À un certain point la Rinascente n’arrive plus à gérer le Compas d’Or, source de conflits possibles entre et avec les fournisseurs, donc elle décide de le remettre à l’ADI. À partir de ce moment l’ADI se développe, autour de ce prix d’une énorme valeur, comme sujet de représentation du système du design italien.
Un objet qui reçoit le prix du Compas d’Or, nous dit une recherche récente, voit son chiffre d’affaires augmenter de plus de 25% par rapport à un objet qui ne l’a pas reçu. Il n’y a aucun prix en espèces, le prix c’est le prestige qu’il détermine.
L’augmentation de valeur se reflète sur tous ceux qui travaillent autour de la réalisation d’un objet qui reçoit cette reconnaissance et c’est un peu le noyau clé de la compétition que le Prix produit.
Le passage entre les années 60 – où l’ADI commence à organiser le Compas d’Or – et les années 70 – celles de l’explosion du Made in Italy – est fondamental.
Dans les années 80 aussi il y a un très grand boom de la part du design, surtout celui qui caractérise le développement industriel.
FB: Une autre question au sujet de laquelle je suis particulièrement préoccupé: nous avons le savoir-faire, le savoir communiquer, à partir des mains de l’artisan super spécialisé qui transforme l’objet de design en ce qui est finalement la pièce. Donc à quel point de ce processus l’objet devient-il langage? À quel point de ce processus l’objet devient-il communication?
AC: le revirement de ce point de vue est surement né à partir des années 80, l’objet, qui par ailleurs devait avoir une forte composante esthétique, n’est plus tout simplement utile mais devient beau.
Le design d’un objet conçu exprime tout d’abord la nécessité de résoudre un problème: s’asseoir, s’allonger, faire de la cuisine, aller aux toilettes, etc.
L’entreprise et son concepteur face à une nécessité du citoyen/consommateur, la résolvent de façon fonctionnelle et aussi esthétique. Mais, si cela suffisait, il ne serait pas nécessaire d’avoir tous ces produits qui inondent le marché.
En effet, le design s’occupe aussi des besoins inexprimés des citoyens. Parmi ces besoins il y a aussi celui de jouer avec le couleurs, les matériaux, les rêves, les sensations, l’âme des gens et leur maison.
La maison – pour utiliser une métaphore qui fonctionne bien avec le design italien, parce qu’une bonne partie de ce dernier est liée au système de l’habitat – est le lieu le plus intime qu’il y ait, où chacun exprime réellement sa personnalité.
Comme disait Alessandro Mendini:
“Quelles choses sommes-nous? nous sommes cette chaise et pas cette autre, nous sommes ce fauteuils et pas ce canapé, nous sommes ce vase et pas cette coupe, etc.”
La variété de l’offre exprime quelques concepts de communication qui vont au-delà de la satisfaction d’une exigence primaire.
L’exigence primaire, c’est de s’asseoir, mais s’asseoir sur une chaise en plastique et s’asseoir sur une chaise en verre veut dire fréquenter deux monde différents.
Puis nous avons la chaise en plastique transparent qu’on pourrait assimiler au verre, et là nous abordons une autre pensée qui plus est beaucoup plus complexe.
Qui a marqué le revirement fondamental?
Qui avant tous a soulevé la grande question de l’empathie des objets qui nous entourent ou qui devraient nous entourer?
Sottsass avec Memphis, quand il présente cette collection déclenche un tollé général.
Car un brèche s’est ouverte avec des objets apparemment inutiles, mais ayant une capacité de communication extraordinaire.
En utilisant des matériaux moins nobles que le bois massif et le verre, comme par exemple le stratifié et la céramique, tout se transforme en une logique plus industrialiste. L’introduction du plastique a joué aussi son rôle dans l’affirmation de la logique industrialiste.
En effet, les plastiques permettaient (et permettent) l’usage de la couleur d’une façon plus simple que n’importe quel autre produit d’ameublement, en en outre coûte moins cher.
Dans ces années, la pensée sur les risques environnementaux était très “immature”, une entreprise de l’époque faisait carrément la publicité de ses produits avec la phrase “Nous, nous ne coupons pas même un arbre” et ainsi nous défendons l’environnement.
Je ne suis pas là pour donner un jugement moral, mais je veux faire comprendre, à travers le changement des matériaux, comment la perception a changé et comment celle-ci allait à l’encontre de la communication.
FB: Revenons au début, parlons d’atelier et de design. Aujourd’hui selon toi les stars parlent encore avec les ébénistes comme le faisaient Castiglioni et Magistretti?
AC: Oui, elles parlent avec l’ébéniste, le technicien, avec la petite entreprise en Italie. Elles parlent où elles trouvent un interlocuteur qui est en mesure de faire mieux qu’elles, de réaliser au mieux leurs idées de design, avant même que leurs projets.
La grande force du design italien a toujours été celle de faire s’associer des personnalités créatives extraordinaires avec des techniciens aussi bons dans leur domaine.
Donc, dans l’imaginaire de n’importe quel concepteur du monde s’est insinuée l’idée que s’il veut faire un projet spécial et “bien fait”, il doit le faire en Italie.
Les grands designers aussi sont des “artistes”, ce sont des personnages qui aiment la qualité. Les projets auxquels ils tiennent le plus, ils préfèrent les confier aux entreprises italiennes.
Ce sont sans doute des produits de niche, ils ne procureront probablement d’énormes satisfactions économiques à personne, mais ils signalent un fait indiscutable: notre Pays importe des cerveaux surtout en ce qui concerne le design.
Je ne sais pas combien de secteurs économiques de notre pays, ni lesquels, ont la même capacité d’importation d’intelligences et d’échange ayant une qualité équivalente à celle du design.
FB: Parlant plus spécifiquement de zone, je voulais te demander: nous avons la dimension globale du design italien, nous l’associons au concept de région avec ses typicités locales. Quelle image en ressort-il?
AC: La région est le lieu où la transmission des connaissances, du savoir, du “savoir-faire” et aussi des problèmes, se produit avec un mécanisme moins formel, mais en même temps plus authentique. Qu’est-ce que ça veut dire?
Si nous pensons à des lieux mythiques de la production du design italien, comme la Route Novedratese, le long de la même route nous croisons des entreprises de très haute qualité, des fournisseurs de qualité tout aussi importante, des sous-traitants, des artisans, et même la logistique.
Il en ressort ce qui suit: on arrive souvent à résoudre un problème tout simplement en traversant la rue. C’est un trait typiquement italien, que quelqu’un a essayé d’imiter dans le monde et y a difficilement réussi.
Cette caractéristique renferme à la fois la grande criticité des entreprises trop petites: les entreprises à conduction familiale, le vieillissement des travailleurs et des techniciens, quelques affronts entre une entreprise et une autre.
Tout ceci se passe dans le domaine du design, mais pas seulement.
J’aime la métaphore de traverser la rue pour tout faire.
Dans certaines réalités c’est le cas. À Meda c’est comme ça.
Oui avec toutes ses limites: la dimension et le peu de clairvoyance.
Comme tu le disais nous sommes une source d’attraction pour le reste du monde, parce que nous permettons à ces créativités de pouvoir se réaliser avec excellence.
Il est clair qu’aujourd’hui avec les nouvelles technologies de la communication, une partie des activités typiques d’un district industriel peuvent être délocalisées.
On peut concevoir même loin du lieu de la production et en contrôler tout de même le résultat, ce qu’on ne pouvait pas faire dans le temps.
Mais ce qu’on ne peut pas faire c’est remplacer le lieu de production.
FB: J’aimerais que tu me parles du travail que vous avez fait, quel résultat vous avez obtenu avec la musée. Parle-moi de ce travail extraordinaire… comment en est venu l’idée? que s’est-il passé? avec quelles trames de fond? et quels processus ? Et surtout: est-il possible d’attirer l’intérêt vis-à-vis du design et de l’artisanat?
AC: L’idée de fond était de réaliser un musée qui soit à la fois populaire – qui fasse donc comprendre aux gens communs de quoi nous parlons quand nous parlons de design – et dans lequel on puisse facilement reconnaitre les acteurs de terrain.
Quand nous parlons d’acteurs de terrain, toutefois, nous ne parlons pas d’une élite, nous sommes en train de parler de plus de 100.000 personnes. Quand nous parlons de peuple, nous parlons de citoyens immergés dans le design parfois inconsciemment, qui se sentent harcelés par ce mot, design, décliné sous des formes variées: food design, car design, service design, digital design, furniture design, etc.
Ces mots sont associés au terme design, donc l’objectif était, est, d’essayer d’expliquer à notre interlocuteur ce qu’est le design.
Par design nous voulons surement dire que ce n’est pas un produit artistique.
La modalité de représentation choisie a été celle d’exposer – sans mettre sur un piédestal – l’objet à admirer. Celui-ci est ensuite introduit dans un contexte d’autres artefacts, pour démontrer qu’il n’est pas le fruit d’un parcours, qu’il ne nait pas seulement de l’intuition géniale d’un Castiglione ou d’un Magistretti.
Ces artefacts, documents, prototypes, projets, photographies, etc, sont présents avec la même dignité que les objets car ils font partie intégrante de la même famille.
Comme ADI nous tenons à souligner la présence d’un système, dans lequel les compétences nécessaires pour la relation et l’affirmation d’un produit sont différentes et complémentaires et parfois en contradiction entre en contradiction entre elles. Le résultat, le produit, est le point de synthèse.
C’est une histoire et ce que nous voyons c’est le résultat de ce processus, que nous devons être en mesure de raconter.
Le musée c’est cela.
Tout le système artisanal se trouve parfaitement chez lui dans notre musée, notre musée est la maison du design. Le design est l’acteur principal, mais sans le directeur
L’ADI est la maison du design et c’est la maison de tous ses “acteurs de terrain”.
FB: Comment a-t-il été accueilli par la ville de Milan?
AC: Nous n’en sommes qu’à ses débuts, mais je dois dire avec grande enthousiasme et attention, au-dessus de n’importe laquelle espérances. Pour le moment c’est suffisant mais cela ne doit pas nous suffire. Maintenant c’est le dur travail de tous les jours qui commence.
Merci infiniment à Andrea Cancellato, tant pour le temps qu’il nous a dédié, que pour la contribution extrêmement précieuse qu’il nous a concédée!